Arrivée [libre]

Le paysage défilait derrière les fenêtres de la voiture, montrant une zone urbaine qui s'estompait petit à petit pour laisser place à une zone suburbaine, puis, à ce que sur un ton hautain le jeune homme aurait pu qualifier de zone rurale s'il s'était vraiment intéressé à l'emplacement géographique de sa future prison. Il n'aurait pu s'en ficher plus. Le Japon n'était plus une nouveauté pour lui. Depuis son enfance, il y passait chaque année quelques mois au milieu de la famille de sa mère - la famille impériale du Japon. Autant dire qu'il avait eu accès à tout, des palaces les plus somptueux aux milles merveilles à voir au Japon. Il savait parfaitement que si sa mère avait choisi ce lycée plutôt qu'un autre, c'était autant par son côté luxueux et privé que parce qu'il était bien plus éloigné que là où allait le reste de sa famille. Elle avait choisi pour lui un exil en bonne due forme, loin de tout ce qu'il pouvait connaître.

Les deux derniers mois avaient aussi été une immersion totale loin de Londres. Il se sentait presque chanceux d'avoir pu garder son violoncelle, vu la brutalité et la rapidité de la réponse de sa mère quand l'affaire avec Sanji avait été dévoilée. Deux mois n'avaient pas vraiment suffi à faire taire ses sentiments, que ce soit sa rancoeur envers sa mère ou le trou dans son coeur là où avait été Sanji. Il se refusait à la croire quand elle parlait de relation abusive. Que pouvait-elle y connaître ? Avait-elle seulement aimé son mari ? Ou ses maris, puisqu'elle n'avait pas hésité à se marier, abandonnant la mémoire de son père à sa tombe glaciale.
Il la détestait, n'arrivait plus à savoir ce qu'il avait admirer chez cette femme forte et froide.
Et Sanji... il avait espéré, attendu, des nouvelles de lui. Mais soit la forteresse qui l'entourait été bien trop forte, soit l'homme ne s'intéressait plus à lui. En tous cas, il ne lui restait plus que sa musique.

" Nous sommes bientôt arriver, sir. "

L'anglais de son guide était comme toujours irréprochable. A quoi bon ? Le japonais de l'adolescent était tout aussi parfait, si ce n'est plus que son anglais. Le premier était resté pur, tandis que le second avait subi les outrages d'un usage courant, s'ornant çà et là d'expressions peu élégantes.
Mais sa famille avait cru bien faire en lui adjoignant à longueur de temps un tuteur parlant couramment l'anglais. Pour l'aider dans la vie de tous les jours à s'adapter à la vie japonaise qui serait sienne désormais. Il l'avait aidé à faire les différents de tests de niveau pour comparer son niveau à celui d'un étudiant japonais du même âge - trouvant sans surprise qu'il était parfaitement au niveau, si ce n'était un peu meilleur. Les avantages des cours particuliers qui avaient ponctués toute sa vie.
L'homme était maintenant assis au côté du chauffeur dans une des voitures particulières de sa famille, une imposante berline noire qui avait dévoré à vive allure la distance séparant Kyoto du Sud du Japon, le temps s'écoula sans presqu'un seul mot ne soit prononcé. Chauffeur comme guide connaissaient l'humeur de leur petit protégé, qui savait parfois se montrer détestable quand il était contrarié.

De hauts bâtiments se firent enfin voir et la voiture pénétra dans une grande cour, se rapprochant de hautes portes qui ne pouvaient qu'être l'entrée donnant sur le hall principal.
Quelques instants plus tard, la voiture s'arrêtait complètement. Axel attendit que le chauffeur vienne lui ouvrir la porte avant d'enfin pouvoir descendre, restant tranquillement debout à observer l'endroit malgré l'envie qu'il avait de se dégourdir les jambes. Derrière lui, il pouvait attendre l'homme décharger ses bagages et attendre la suite des évènements.

Le jeune homme se tourna vers son guide, un sourcil levé.

" Vous pouvez allez à l'administration achever mes papiers d'arrivée, puis déposer mes bagages dans ma chambre. Je vais me débrouiller seul."

Leur laissant les bagages, il garda la seule chose précieuse à ses yeux, son violoncelle. Bien sur, l'étui rigide était encombrant, tenant péniblement sur son épaule, mais il n'aurait eu confiance en personne d'autre pour le porter.
Guide et chauffeur se regardèrent avant d'obtempérer.

" Bien sir. Au revoir."

" Oui oui, au revoir."

Axel entra dans le hall sans se retourner. Leurs attentions lui étaient dus... pourquoi les remercier ? De toute façon, il en avait assez d'essayer de tisser des liens pour que tout soit détruit peu de temps après. Il ne les reverrait probablement pas, ou quelques minutes à son retour de Seta. Comme c'était intéressant !

Le hall n'était pas vide quand il entra, une jeune femme était près du plan, plus ou moins bien fagotée. C'était le seul terme qu'il arrivait à mettre sur cet assemblage mi masculin mi féminin à la taille incertaine. Elle semblait âgée, comme peut l'être n'importe quelle personne de plus de 20 ans aux yeux d'un adolescent. Était-ce donc cela la population de ce lycée soit disant réputé ?

" Vous avez réussi à vous perdre ? "

Ce n'était pourtant pas bien dur de mémoriser la brochure qui était envoyée à l'inscription...

Ne pas savoir où l'on devait aller était surement pire que s'être perdu, du moins aux yeux de l'adolescent. Il y avait quelque chose de parfaitement pathétique à errer dans le hall d'un lycée sans trop savoir que faire. N'était-ce pas ce qu'il faisait d'ailleurs ? Certainement pas ! Sa promenade n'avait pour but que de le familiariser avec des lieux nouveau, non pour une quelconque autre raison plus stupide.
Une moue légèrement surprise s'afficha sur le visage du jeune homme alors qu'elle se présentait. Une professeur ? Elle semblait pourtant jeune - bien plus jeune que tous les précepteurs qu'il avait pu avoir, plus jeune même qu'Okamoto-san qui l'avait pris en charge quand il avait été tout jeune. Quelle compétence pouvait-on attendre de quelqu'un tout juste sorti de ses études ? Axel hocha très légèrement la tête en signe de reconnaissance, un sourire doux mais peu tendre aux lèvres.

" Professeur. Je vois. "

Il y avait tout un monde de non-dit en trois mots et un ton doucereux. Qu'il le veuille ou le rejette, il avait beaucoup appris auprès de sa mère. Dont cette manière de faire passer ce qu'il pensait d'une personne, de manière souvent négative, en quelques mots et un regard. A quoi bon hausser la voix, ou s'escrimer à parler pendant des heures alors que souvent, un seul mot sur le ton adéquat suffisait ?
Et pour l'heure, ses impressions sur le futur professeur d'art n'étaient absolument pas positive. D'abord sa tenue, ou son absolu manque de tenue. Qu'elle souhaite être plus originale, en rapport à son art ou quoi que ce soir d'autre, soit. Mais là... elle faisait tout simplement négligée. Impression renforcée par l'odeur de cigarettes qui s'échappaient de ses vêtements. Si elle voulait avoir l'air d'un clochard perdue, qu'elle le fasse en dehors de la vue de ses élèves, ou qu'elle ne vienne pas se plaindre de l'effet qu'elle leur faisait.

Son regard quitta celui de la jeune femme, maintenant devenue inintéressante pour lui, pour se perdre sur les décors autour d'eux. Le plafond était haut, impressionnant, comme le laissait deviner l'entrée principale du bâtiment. Celui qui avait fait la décoration de la pièce avait eu la bonne idée de rester très sobre, et d'éviter la surabondance de couleurs criardes ou de tableaux mal agencés. C'était peut-être un peu plus simple que ce à quoi il avait l'habitude, mais cela restait tolérable.

" Axel Tennyson. Élève en 2ème année."

Tennyson... il y avait fort peu de chance qu'elle reconnaisse le nom du chef d'orchestre décédé depuis plus de 10ans. Il n'était pas sur de vouloir entendre le nom de son père dans la bouche d'autres personnes. Tout petit, il en avait beaucoup entendu parler de la part de son professeur de musique, Mr Fernt, qui l'avait connu directement. Quand il était parti, la source s'était tarie. Quelques remarques ci et là, mais tous s'était arrêté en constatant l'effet désastreux qu'avait de mentionné son nom sur l'adolescent.

" Avez-vous déjà exposé au Japon Madame le professeur d'art ? Ou ailleurs peut-être ? "

Axel inclina à nouveau la tête à sa réponse. Des expositions au cours de ses études, pour une œuvre caritative... ce qui témoignait d'un certain niveau, mais pas d'une carrière professionnelle réellement aboutie. Encore une fois logique : si elle avait été une artiste plus cotée, quel intérêt aurait-elle eu à venir s'enfermer dans un lycée pour enseigner à des adolescents ? Tout l'or du monde n'aurait certainement pas intéressé quelqu'un qui de toute façon n'en avait pas besoin. Au moins avait-elle un certain bagage - un minimum n'est-ce pas ? Le moins qu'on puisse l'attendre d'une académie de haut standing.
C'était ironique. Allait-il passer son temps à passer au crible tout ce qui l'entourait, les gens qui lui enseigneraient, pour le plaisir d'en dénigrer les moindres détails ? Il n'avait pas grand chose d'autre à faire, et tout le temps du monde pour se faire. A l'age adolescent, 4 ans pouvaient sembler être une éternité, et bien plus encore.

" Intéressant. J'espère avoir le plaisir de voir vos œuvres. "

Pour être honnête, sorti de la musique, il n'avait qu'un intérêt relatif pour le reste du domaine artistique. Certes, sa mère avait veillé à ce qu'il ait une éducation adéquate dans tous les domaines, mais seule la musique trouvait réellement grâce à ses yeux. Il appréciait quelque peu les impressionnistes européens ou le ukyo-e, mais restait souvent fermé à tout ce qui était un peu trop abstrait. Si une oeuvre avait besoin d'être expliquée pour être comprise, elle était ratée pour lui. Et il trouvait que c'était bien trop souvent le cas dans l'art abstrait...

La question amena un sourire légèrement ironique sur ses lèvres, et il bougea de façon à mettre encore plus en vue l'étui du violoncelle qui dépassait pourtant déjà largement de son épaule. Ah, ces discussions de pure politesse... ses cousins les menaient avec plus de subtilité, ou bien était-ce une impression dans une famille ou tout était particulièrement feutré et étouffé ?

" Je pratique le violoncelle."

Comme ces mots pouvaient sonner creux... il ne pratiquait pas le violoncelle. L'instrument était son âme, et il l'exprimait au travers du bois et des cordes. Ils vibraient ensemble, et la musique n'était que le souffle qui s'échappait de cette union. Mais comment l'exprimer aisément ? Pire, il n'avait pas envie de le dire, pas envie d'offrir en pâture au vautour sa passion si pure. Il se souvenait des remarques acerbes et jalouses quand il avait été jeune, des regards envieux. Il devinait les mesquineries qui se dissimulaient derrière les tapisseries opulentes et les sourires brillants de cette académie élégante. Il ne partagerait pas avec eux son âme.

Enseigner... Axel était bien du genre à avoir besoin de jauger le niveau de son professeur avant de le juger digne de lui enseigner quoi que ce soit. On lui avait toujours appris à n'accepter que le meilleur.
L'adolescent eut un regard curieux, rapidement dissimulé, pour le portable avec lequel la jeune femme jouait. Très protégé, ayant toujours vécu quasiment dans un milieu fermé, il n'avait jamais eu de téléphone jusqu'à maintenant. Pour quelle raison en aurait-il eu un ? Il n'avait aucun ami à appeler à l'extérieur. Toujours encadré et accompagné d'adulte, toutes ses attentes comblées.. il n'avait jamais eu beaucoup d'autonomie au final. Si l'ordinateur portable avait toujours fait parti de ses jouets, le téléphone avait été un accessoire ajouté à son trousseau de jeune interne, accessoire pour lequel il n'avait pas trouvé grand intérêt pour le moment.

La première réponse qui vint à Axel quand à la question fut : toujours. Véridique, bien qu'un peu grandiloquente, puisque ses plus anciens souvenirs comportaient un violoncelle. Il avait posé ses mains sur l'instrument dès qu'il avait été à peu prêt en état d'exprimer sa volonté... mais le terme était galvaudé, avec un sous-entendu lyrique que le jeune homme n'avait pas envie d'évoquer. Il choisit à la place une réponse plus prosaïque.

" Treize ans. "

Treize ans... à son âge, c'était presque toute une vie. Tellement énorme comparé à son âge, que la professeur était même susceptible de le prendre à l'inverse, de comprendre qu'il avait commencé à l'âge de 13 ans. La seconde solution était même plus plausible que la première, si on ne tenait pas en compte le détail qu'il était le fils d'un chef d'orchestre. Décédé.

" Serez-vous aussi inquisitrice envers tous vos élèves, Madame la professeur ? "

Ah le japonais, merveille d'élocution et de politesse. Bien au dessus de l'anglais pour toutes les petites subtilités des politesses et demi politesses qu'on pouvait infliger aux autres. Axel aimait beaucoup le japonais, les détails et demi-tons qu'il pouvait en tirer.

Axel considéra la jeune femme quelques instants, comme choqué qu'elle n'ait ne serait-ce qu' imaginé qu'on puisse se lasser du violoncelle. Ou de tout autre instrument de musique. L'idée était tellement étrangère, le concept tellement grotesque... l'instrument faisait partie de lui. Pouvait-on se lasser de son bras, ou essayer de laisser derrière soi ses poumons ? Inconcevable et surtout impossible.
C'était certes les pensées et le point de vue d'un adolescent de 16 ans passionné, et souverainement convaincu d'avoir raison sur bien des choses. Son intime conviction aussi. Il y avait quelque chose d'un peu plus agressif dans son regard quand il lui répondit, d'une voix pourtant égale, tout juste poliment venimeuse. Ne jamais laisser deviner à quel point il pouvait être touché. Toujours rester au dessus, bien au dessus.

" J'espère que vous ne vous lassez pas trop souvent des arts que vous pratiquez. "

La rectification sur son état de célibat le laissa stoïque, voir sceptique. Très honnêtement, il s'en contrefichait de savoir si elle était mariée ou non. Il reconnaissait simplement l'importance de s'adresser à elle par son titre exact, et non par ce qui s'en approchait le plus.
Il avait un sentiment mitigé quand à ces femmes qui appuyaient fermement sur le détail qu'elles n'étaient pas mariées. Pour en avoir discuté avec certains de ses précepteurs, il savait qu'au Japon, au contraire de la vieille Europe, était encore très fermé par rapport à la condition de la femme : la plupart d'entre elles se mariaient assez rapidement après avoir fini leurs études, et cessaient à ce moment de travailler. Il avait été élevé dans un pays très loin de ce mode de pensée, et sa mère elle-même ne l'avait jamais pratiqué. Il soupçonné Oka-sama d'avoir choisi de vivre en Angleterre en partie pour s'éloigner de cette tradition culturelle qui n'entrait pas en ligne de compte dans sa manière de vivre.
Pour en revenir à sa professeur, se sentait-elle le besoin de claironner haut et fort sa liberté comme pour appuyer le fait qu'elle se sentait sans entrave ? Il serait peut-être plus intéressant pour elle de le faire devant quelqu'un d'autre qu'un de ses élèves.

" Je ne doute pas que vous aurez à votre disposition tous les dossiers sur les élèves pour satisfaire votre curiosité. "

Axel se demandait ce qui pouvait bien se trouver dans le sien de dossier personnel, vu qu'il n'avait jamais eu de scolarité en établissement... les résultats de ses examens passés au Japon pour voir son niveau ? Un compte rendu de son rendez-vous avec le proviseur ? Et probablement aussi les quelques détails de sa vie rendue publique : pas grand chose au final.

" Si personne ne viendra, vous feriez mieux d'aller les chercher."

Elle faisait tellement... petite fille perdu, à attendre ici avec son portable. Elle n'avait tout de même pas peur de se perdre ou de rater quelque chose ?